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Mon Cul est Politique

Politico-hétérosexualité et développement psychosexuel

MON CUL EST POLITIQUE

Introduction :

La sexualité et les rapports amoureux de toutes sortes occupent une part de la vie de chaque individu. Cette part prend différentes formes selon l’âge, le genre, ou encore l’orientation sexuelle. Ainsi, la question de l’âge influera sur le stade de développement psychosexuel atteint par l’individu·e. De même, notre rapport à la sexualité véhicule des codes sociaux bien différents selon que nous sommes de genre féminin ou masculin. C’est d’ailleurs pourquoi les relations hétérosexuelles sont empreintes d’une hiérarchie homme/femme socialement induite qui est loin d’être anodine. En tout état de cause, quelque soit l’âge d’une femme et son stade de développement psychosexuel, celle-ci sera dans tous les cas en position désavantageuse, voire dangereuse, par rapport aux hommes, sur la question de la sexualité. En effet, les femmes seront silenciées et/ou stigmatisées sur leurs désirs, leur consentement ou leurs ressentis seront ignorés, leur corps sera objectivé, les réduisant à un artefact déshumanisé au service du plaisir masculin hétéronormé. C’est l’une des nombreuses facettes délétères du patriarcat.

Nous sommes conscientes de tout cela. Nous savons que nous sommes toutes touchées à part égale par ce phénomène. Beaucoup de femmes ont même si profondément intériorisé cet état de fait, qu’elles en deviennent des rivales pour leurs pairs, consciemment ou non. C’est là une erreur, qui, bien que commune, nous coûte diablement cher. Il existe pourtant une arme à notre portée et qui a fait ses preuves pour combattre le patriarcat : il s’agit de la sororité.

Nous verrons ici comment la sororité a des implications et applications concrètes dans notre quotidien, et plus précisément dans le domaine amoureux et/ou sexuel. Nous verrons également comment et pourquoi l’objectivation du corps féminin favorise les hommes cis-genre hétérosexuels, et de ce fait, peut et doit être combattu par la sororité. Nous soulèverons ensuite la question du développement psychosexuel, qui est fondamentalement ancrée dans nos représentations sociales, faisant la part belle aux injonctions patriarcales. Là encore, la sororité sera la clef nécessaire pour faire évoluer le statu-quo.

I/ Définition de la sororité et exemples de ses implications au quotidien :

Avoir conscience qu’un pacte social, éthique et émotionnel doit être construit entre toutes les femmes, qu’elles soient cis ou trans, est le principe même de la sororité. C’est en 1970 que l’écrivaine Kate Millett a donné naissance à ce mot dans le but de donner un nom à l’idée pour laquelle elle luttait au quotidien : atteindre une union sociale entre femmes sans qu’il n’existe de différences de classes, de religions ou d’ethnies. En effet, naître, grandir et être éduquées dans un contexte marqué par le poids du patriarcat n’est pas chose aisée et a un prix, tel par exemple que celui de voir les autres femmes comme de potentielles rivales. Il n’est pas rare de voir comment dans le contexte scolaire, sentimental ou même professionnel, les unes critiquent les autres. Le patriarcat nous fait ériger des barrières entre nous, allant jusqu’à générer un antagonisme insensé qui, loin de permettre notre prise d’autonomie, nous fragilise encore davantage face à lui. Nous avons pour exemple le slutshaming ou la putophobie, dont les émanations ne sont hélas pas que masculines.

Étymologiquement, le terme de sororité s’oppose fermement sur le champ sémantique à celui de fraternité, faussement universaliste, et dont l’humanisme prétendument bienveillant souhaiterait nous faire avaler bien des couleuvres masculinistes. « Sororité » vient du latin « soror » = « sœur », tandis que « fraternité » vient du même latin « frater » = « frère », et n’est donc en aucun cas frappé du sceau de la neutralité. (Pour cela, il y a « adelphité », pour celles et ceux que cela intéresse et qui chercheraient une alternative fédératrice.) En anglais, le mot « sororité » se traduit en terminologie militante par « sisterhood », et non pas par « sorority ». Ce dernier désigne davantage les associations et confréries d’étudiantes au sein des campus universitaires américains. Cela n’a donc rien à voir avec le sujet qui nous occupe.

Concrètement, qu’est-ce que cela implique ?

En premier lieu, rappelons que le privé est politique et qu’il ne suffit pas de brandir une pancarte ou de scander des slogans lors de quelques manifestations non-mixtes pour faire preuve irréfutable de sororité. C’est un plus, certes, mais certainement pas l’essentiel et le cœur de la démarche. Cette dite démarche doit se jouer autant sur le plan individuel que sur le plan du collectif. Il nous faut « militanter » nos vies de femmes, adopter une « sisterhood way of life ». Nous devons dans notre quotidien, dans nos familles, dans nos rapports amicaux, sentimentaux ou entre collègues être et vivre sororalement. Loin de rester une simple étiquette, ce terme cherche à nous encourager, nous, les femmes, à nous renforcer en tant que collectif et à nous visualiser dans notre vie quotidienne pour atteindre des changements. Il s’agit de transcender le militantisme individuel vers l’engagement universel féminin, pour accompagner toutes nos luttes dans l’intersectionnalité.

Cela implique donc d’être constamment en alerte sur les effets de nos propres comportements de femmes vis-à-vis d’autres femmes, quelles qu’elles soient. De toujours garder à l’esprit que nous sommes TOUTES victimes du patriarcat, et qu’en tant que telles, toute agression, micro- ou pas, de notre part envers une autre femme, nous tire une balle dans le pied. Certes, créer un lien sororal avec une femme blanche issue de la bourgeoisie ne sera pas chose aisée si l’on est soi-même une prolétaire racisée par exemple. Mais même dans ce cas-là, notre oppression par le patriarcat nous est commune. Ce sera alors à la femme blanche bourgeoise de prendre conscience de ses propres privilèges par rapport à sa sœur prolétaire, elles auront à coup sûr des points de divergences voire de conflit, mais jamais sur leur statut de femme. On peut bien entendu arguer que prendre la défense de Marine Le Pen lorsqu’elle est attaquée en tant que femme et non sur ses idées politiques est une pilule dure à avaler. C’est vrai. Mais c’est indispensable. (Par ailleurs, les motifs de critique concernant MLP ne manquent pas. Il n’est donc nul besoin de descendre jusqu’aux attaques ad personam sur son état de femme pour s’en donner à cœur joie.)

Concrètement, être et vivre sororalement est assez simple : il s’agit d’être solidaires et soucieuses les unes des autres, en tout temps, tout lieu, toute situation. Faire barrière à tout comportement/propos sexiste et/ou misogyne émanant de quiconque, et en particulier des hommes-cis. Attention toutefois : cela ne signifie en aucun cas que nous soyons responsables ou dépositaires de l’éducation ou de la déconstruction des hommes-cis en la matière. Ils doivent s’impliquer pleinement, s’informer/se former si nécessaire, mais nous ne devons pas céder à leurs injonctions à la pédagogie féministe si nous n’en avons pas le temps et/ou la patience. Nos sœurs sont la priorité, et il revient aux hommes adultes de réfléchir sur comment infléchir leur comportement socialement acquis. Pour ce qui est des femmes aux comportements/propos anti-féministes, nous devons accorder davantage d’attention à leur sexisme intériorisé, et les aider à le déconstruire avec la patience nécessaire. Si l’on vient à en manquer, une autre prendra le relai. Toutes les sphères de nos vies, qu’elles soient familiales, amicales, professionnelles, amoureuse et/ou sexuelle n’échappe pas aux enjeux de domination socialement à l’œuvre dans les relations hommes-femmes. Or, ignorer ces enjeux reviendrait à favoriser le statu-quo par un cautionnement passif. Ce que nous ne voulons pas.

Ainsi, dans le domaine familial, l’égalité du temps de parole et d’attention accordée aux personnes de chaque genre doit être équitablement partagée, en privilégiant les femmes, toutes les femmes. (Équitable ne veut pas dire égalitaire : à chacun·e selon ses besoins, même s’ils sont différents.) Certaines d’entre nous ont davantage de facilité à prendre la parole, gérer une situation conflictuelle, …etc. Nous devons en tenir compte et mettre en avant même les plus introverties d’entre nous. De même, il nous incombe de déconstruire nos propres intériorisations dans l’éducation de nos fils et filles, pour enfin briser le cercle et le statu-quo inégalitaire. Les pères/frères, s’il y en a, doivent s’impliquer dans toutes les tâches quotidiennes et dans l’éducation sororale et féministe de leurs filles et sœurs. À nous (et au père s’il est présent) de montrer à nos filles qu’être femme est synonyme d’une lutte permanente, qui irradie chaque sphère de nos vies, que cette lutte doit se mener ensemble contre le patriarcat, et non pas entre nous.

Dans le domaine amical et/ou professionnel, nous devons croire inconditionnellement nos collègues et/ou ami·es lorsqu’elles nous confient leur quotidien, s’il est question de violence patriarcale par exemple. Et ce quelque soit le degré de violence. Une charge mentale non partagée, par exemple, au sein d’un couple hétérosexuel est déjà une violence certes passive, mais une violence tout de même. Les violences psychologiques ou physiques ne se hiérarchisent pas, elles peuvent toutes deux être destructrices au même degré. Nous devons soutenir nos sœurs, être une écoute, un refuge, un soutien, dans toute la mesure de nos capacités et des ressources déjà existantes. (Collectifs et/ou associations locales de femmes) De même, les femmes sont déjà suffisamment dévaluées professionnellement par le plafond de verre et les inégalités de salaire pour ne pas alimenter des rivalités délétères entre collègues femmes. Nous aurions au contraire tout intérêt à unir nos forces et faire preuve de solidarité.

Dans la sphère sentimentale, chacune est libre de vivre amour et sexualité comme elle l’entend. L’injonction sociétale du couple hétérosexuel exclusif tend à diminuer avec le temps, avec l’émergence des « couples libres » ou encore du polyamour. Toute forme d’interaction sentimentale et/ou sexuelle est possible et légitime, à la condition que toutes les parties soient au courant et en accord. À chacun et chacune d’y trouver son bonheur. Pour une sexualité sororale et émancipatrice, dans ce domaine-ci comme ailleurs, il est nécessaire d’y intégrer la sororité. Dans un but sororal, par exemple, on ne prendra pas aveuglément le risque d’entretenir des relations sentimentalo-sexuelles avec un homme si l’on sait celui-ci en couple. (Entendons par « couple » une relation officialisée, assumée et revendiquée par les deux parties.) Notre statut social de femme étant déjà suffisamment dégradé par le patriarcat, il est de notre devoir de traiter les possibles partenaires déjà existantes avec respect, empathie et sincérité. Cela implique d’être prête à communiquer quoiqu’il en coûte, quitte à dire des vérités désagréables. La sororité ne souffre pas le non-dit. Si l’homme convoité est dans une forme de couple libre (Il en existe plusieurs formes…), en ce cas, pas de problème. Quoique. Encore faut-il s’être bien assurée que l’autre femme est au courant, ne souffre pas ou ne souffrira pas de la situation. (Voir « La Salope Éthique » de Dossie Easton et Janet W. Hardy – 4è partie : les devoirs de la salope célibataire) Dans le cas contraire, on s’abstient. Même si l’on a le moindre doute, non, la sororité n’est pas compatible avec le fait de flirter/coucher avec un homme que l’on sait en couple au possible détriment d’une partenaire laissée dans l’ignorance, volontairement ou non. On sait que d’après les statistiques, 30 à 40 % des hommes avouent avoir commis une « infidélité », contre 15 à 25 % des femmes. (Sondage IFOP, qui vaut ce qu’il vaut, car les langues peuvent avoir du mal à se délier sur ces questions d’ordre très intime.) Pour ne pas jouer le jeu du patriarcat donc, il devient logiquement éthique d’entretenir une relation avec un homme « en couple » uniquement si la partenaire est au courant et d’accord. De même, un homme qui entretient avec nous une forme de « drague » ou flirt sans jamais faire part ni de son célibat ou statut de couple dans la conversation doit nous inciter à la méfiance. Le fait de ne pas parler de sujets aussi simples et pertinents dans un contexte de drague peut déjà être un indice d’une possible omission volontaire. Et si c’est le cas, celle-ci se fera toujours au détriment d’une femme, autre que nous-mêmes mais non moins importante. En effet, une relation de drague est un accord tacite (ou pas) entre deux personnes qu’un intérêt a été stimulé, et qu’un désir commun de mener vers un « plus si affinités » est déjà entendu. Donc, puisqu’un « après » possible est déjà envisagé par les deux parties, il est naturellement éthique de poser les bases dès le départ. « Je suis célibataire. » ; « Je suis en couple. » ; « Je suis en relation libre/ouverte. »… sont autant de phrases simples qui permettent d’emblée de savoir où l’on en est. À nous ensuite d’en informer le/la/les partenaires éventuel·les concerné·es dans les meilleurs délais. Bien entendu, nous ne sommes jamais à l’abri de tomber sur un menteur, et n’avons pas toujours les moyens ni l’envie d’aller vérifier ses dires. Ce cas de figure ne devrait théoriquement pas se produire entre deux personnes adultes prêtes à assumer leurs actes. Mais ne nous leurrons pas : nous nous sommes certainement déjà faites berner par un homme qui nous a menti sur son prétendu célibat pour arriver à ses fins avec nous, et nous n’en saurons jamais rien. Et bien tant pis. Nous ne pouvons pas tout contrôler et ne devons pas nous en tenir rigueur. Mais agir systématiquement dans la transparence et la solidarité, nous pouvons le faire. Par respect pour nos sœurs, et donc pour nous-mêmes, car tant que l’une de nos sœurs sera asservie, nous le serons aussi. Si nous n’adoptons pas ces réflexes, nous renforcerons et cautionnerons l’impunité des hommes dans leur injonction à l’accumulation de conquêtes pour flatter leur ego. Or, nous savons qu’une femme qui adopte le même comportement sera socialement stigmatisée, au contraire de l’homme, qui lui trouvera bien plus facilement des alliés pour le féliciter de son comportement viriliste. Le féminisme combat également le virilisme, ne l’oublions jamais. Alors, refusons de jouer leur jeu. Parlons-nous, regardons-nous avec empathie et considération, et gardons nous de participer à l’asservissement de l’une de nos sœurs par des oublis superflus et délétères aux relations amoureuses et/ou sexuelles. La communication, la transparence, peuvent paraître difficiles à mettre en place de prime abord, mais sont la clef. Et cela devient très vite un automatisme. En un mot, dans tout type de relation amoureuses, TOUTES les personnes concernées doivent collaborer dans le but de trouver un consensus qui procure du bien-être à chacun·e, sans omettre personne. Sans consensus, point d’éthique. La sororité est fondamentalement éthique. Le féminisme également. Donc, si nous ne sommes pas éthiques dans nos relations sentimentales/sexuelles, nous ne sommes tout simplement pas féministes.

II/ Objectivation : différentiel de pouvoir entre hommes et femmes dans l’hétérosexualité

Ainsi, nous devons regarder toutes les femmes comme nos égales, sur tous les plans : intellectuel, émotionnel et physique. Nous ne sommes pas nées pour être des rivales et ne tolérons aucune forme de classement ou hiérarchisation sur quelque critère que ce soit. Notre oppression commune nous rend toutes bien assez belles, intelligentes, et compétentes pour interagir dans le but de notre auto-détermination. Sur le plan physique par exemple, nous n’ignorons pas que le patriarcat veut nous faire entretenir une hiérarchie entre nous, basée sur des critères arbitraires et socialement admis de minceur et de jeunesse qui seraient l’apanage du « beau ». De même, le patriarcat, par l’injonction à la conquête pour les hommes, et celle de plaire pour les femmes, nous fait croire qu’une vie réussie passe par une vie sexuelle riche et le plus active possible. Riche signifiera fréquentes avec le plus de partenaires possibles pour les hommes, mais fréquentes avec moins de partenaires pour les femmes, sous peine d’être taxée de « salope ». Deux poids deux mesures. C’est pourquoi le développement psychosexuel sera bien différent selon notre genre. La sexualité, les femmes et leur corps démontrent qu’en termes de représentation sociétale, le corps des femmes est bien plus qu’une entité biologique : il est le lieu de contestations politiques et ce, encore aujourd’hui.

Ainsi, le patriarcat encourage les hommes à accumuler les conquêtes en objectivant les corps féminins. Qu’est-ce que l’objectivation sexuelle exactement ? Elle survient quand une personne est considérée, évaluée, réduite, et/ou traitée comme un simple corps par autrui. Il s’agit de séparer une personne de son corps, de certaines de ses parties corporelles ou de ses fonctions sexuelles, les réduisant au statut d’instruments ou les considérant comme étant en mesure de représenter la personne. Le premier à avoir introduit cette notion est le philosophe Emmanuel Kant. Selon lui, le désir sexuel réduit autrui au statut d’objet. Cette objectivation est problématique car déshumanisante : « aussitôt qu’une personne devient un objet d’appétit pour autrui, tous les liens moraux se dissolvent, et la personne ainsi considérée n’est plus qu’une chose dont on use et se sert ». (E. Kant – Leçons d’éthique) Selon Kant, un être humain est constitué d’un corps et d’un soi, liés de façon à ne pouvoir être séparés. Or l’objectivation sexuelle entraîne un désir envers le corps seulement, et non envers la personne dans son ensemble, ce qui est dégradant, toujours selon Emmanuel Kant. Kant pensait que hommes et femmes pouvaient être objectivé·es, mais était déjà conscient dès 1750 qu’en pratique, les femmes étaient plus souvent victimes d’objectivation que les hommes. Rien n’a changé depuis.

Le concept d’objectivation sexuelle a ensuite été repris par les féministes Catharine MacKinnon et Andrea Dworkin. Comme Kant, elles considéraient que l’objectivation sexuelle impliquait d’utiliser autrui pour satisfaire ses propres fins, ce qui induit une déshumanisation et une dégradation de la personne objectivée. À leurs yeux et à celui de Kant, l’objectivation est due à un différentiel de pouvoir : il y a d’un côté celui qui objective, et de l’autre la victime objectivée. Le pouvoir est bien entendu du côté du premier. MacKinnon et Dworkin croient que l’inégalité occupe toutes les sphères de la société. Au sein des sociétés patriarcales, les hommes et les femmes ont des rôles bien définis : les femmes sont objectivées par les hommes, ce qui, bien entendu, n’est pas sans conséquences sur les rapports hétérosexuels. Les hommes ont le pouvoir d’objectiver les femmes, et non l’inverse. Ou, en tout état de cause, les conséquences en seront fondamentalement différentes. (Certains hommes-cis ont même l’indécence de se prétendre « flattés » par des comportement de drague non-désirée. Phénomène beaucoup plus rare chez nous, femmes, qui comprenons assez rapidement et souvent bien trop jeunes à quel point notre corps ne nous appartient jamais en totalité.)

À titre d’exemple, beaucoup d’entre nous ont déjà vécu cette scène peu ou prou : vous êtes tranquillement dans un bar à siroter votre bière pour passer un moment paisible, seule avec vous-même. Et un homme vient vous accoster. Il est poli, cordial, peut-être même sera-t’il aimable au point de vous proposer un verre afin d’engager la conversation. Cette conversation que vous n’aviez pas demandée, ni désirée. Se pose alors finalement la question : pourquoi moi ? Si vous demandez à l’homme intrusif pourquoi il a choisi de « faire connaissance » avec vous précisément, et pas avec l’autre fille au fond du bar, ou celle qui est juste à la table à côté, ou n’importe qui d’autre… La réponse est en général toujours la même : « Parce que vous êtes charmante. » « Parce qu’une jolie fille comme vous ne doit pas rester seule. » « Parce que vous avez l’air de vous ennuyer… » …etc. Bref, il vous a abordé vous et personne d’autre parce que vous étiez « à son goût ». Parce que vous rentriez dans ses critères du « baisable », alors qu’il ne connaît rien de vous. Bien entendu, maintenant, il a envie de vous connaître. Oui, mais aurait-il eu le même désir d’interaction sociale avec vous si vous n’étiez pas dans ses critères sus-cités ? Nous connaissons toutes la réponse. Vous avez été objectivée. Purement et simplement. Soyez certaines qu’il n’aurait eu cure de vous ou de votre prétendue solitude subie si vous n’aviez pas d’abord et avant été tout un objet de désir sexuel à ses yeux. Nous le savons toutes. Idem pour les « gentlemen » qui vous tiennent la porte avec le commentaire de trop : « J’étais obligé parce que vous êtes charmante ! », alors que vous aviez juste dit « merci », croyant naïvement à de la courtoise politesse. Non, cet homme vient de vous dire que s’il ne vous avait pas trouvée « à son goût », vous vous seriez pris la porte dans la gueule. Vous n’êtes donc pas à ses yeux une personne comme une autre à qui l’on doit le minimum de respect, mais un objet de convoitise déshumanisé. Merci bien.

Mais n’omettons pas une idée essentielle : si l’objectivation va trop souvent de pair avec l’attirance sexuelle, elle n’est pas nécessairement problématique. Elle peut être vécue de façon positive et même émancipatrice à partir du moment où elle se joue entre des partenaires majeur·es, consentant·es, et qui décident d’un commun accord de « devenir l’objet sexuel » de l’autre lors de moments intimes choisis et ponctuels. Si tout est transparent et absous de quelconques non-dits, cela peut même faire partie intégrante du « jeu sexuel » et participer à son épanouissement, que la relation soit hétérosexuelle ou homosexuelle.

Le vecteur de cette objectivation problématique est appelé le « male gaze » ou « regard masculin ». Il s’agit d’un droit socialement intériorisé par les hommes à « inspecter » le corps des femmes : à le juger, à l’évaluer, selon les critères académiques socialement admis, à le commenter même parfois. Ça n’est ni plus ni moins qu’une tactique pour démontrer leur pouvoir, par leur droit d’évaluer physiquement et sexuellement les femmes. Cette activité est par ailleurs une forme de jeu entre hommes… un jeu où ils jouent avec des objets : le corps des femmes. C’est aussi un moyen d’affirmer leur masculinité et de créer un lien entre hommes, lorsque l’évaluation est faite en groupe. Selon les résultats d’une étude américaine de 2002 (Quinn BA. Sexual Harassment and Masculinity The Power and Meaning of “Girl Watching.” Gender & Society), les hommes répondaient qu’ils ne considéraient pas le ressenti des femmes comme ayant de l’importance dans ce jeu. Manque d’empathie. Donc manque d’éthique. Selon l’étude « Gervais SJ, Vescio TK, Förster J, Maass A, Suitner C. Seeing women as objects: The sexual body part recognition bias. European Journal of Social Psychology » de 2012, les parties habituellement sexualisées (la poitrine et la taille) d’un corps féminin (lui-même non sexualisé dans l’étude), sont plus facilement reconnues quand elles sont présentées seules, que quand elles sont représentées avec l’ensemble du corps. C’est l’inverse quand il s’agit de parties d’un corps masculin. À nouveau, ce résultat suggère que, contrairement au corps des hommes, le corps des femmes est perçu comme un objet morcelé, puisqu’il est identifié via ses parties sexualisées en premier lieu. Le désir hétérosexuel masculin est donc à déconstruire, car fortement biaisé par l’objectivation du corps féminin.

De plus, l’objectivation du corps féminin, la plupart du temps non-désiré, a des effets délétères trop souvent négligés. Elle apporte son lot de conséquences psychologiques plus ou moins sévères, qui peuvent aller jusqu’à la dépression et les troubles sexuels, pour ne citer qu’eux. (D’après Szymanski & Moffitt – 2011) En tout état de cause, elle mène inévitablement à l’auto-objectivation, qui dans le meilleur des cas est cause d’anxiété et de honte par rapport à son propre corps, dans le pire, la dépression et les comportements suicidaires qui peuvent s’en suivre.

Ainsi, il est essentiel aux femmes de se réapproprier leur corps, et leur entièreté de personnes, pour refuser d’être morcelées par le regard ou le désir des hommes. Aucun comportement de ce type ne doit être toléré, d’une part, et nous ne devons pas tomber dans le piège de nous hiérarchiser physiquement, d’autre part. À nous d’êtres solidaires et sororales en refusant tout commentaire et/ou comportement qui nous cantonnerait à notre enveloppe physique.

III/ Inégalité hommes-femmes dans le développement psychosexuel :

Nous avons déjà vu la définition du désir sexuel selon Emmanuel Kant. D’une façon générale, le désir sexuel est un état dans lequel une personne souhaite vivre un acte sexuel avec autrui. Le désir que l’on éprouve dépend de son propre état, des sentiments pour l’autre à ce moment, des interactions et de la situation. Ce sentiment est appelé libido. Le fait qu’un contexte ne se prête pas à l’acte n’empêche pas le désir sexuel, et inversement un désir même réciproque n’implique pas nécessairement un passage à l’acte. Le désir sexuel est distinct du consentement sexuel, qui lui n’implique pas nécessairement de ressentir du désir. (Deux notions que les hommes-cisgenres ont tendance à confondre avec une facilité qui serait déconcertante si elle n’était pas si dangereuse : on « consent » devant l’insistance et/ou le chantage affectif, et l’homme prend votre accord pour du désir. Non, cela s’appelle un viol.) La manifestation du désir varie grandement suivant les personnes et les périodes de la vie, mais aussi la culture et le genre. On nomme parfois ce trait de l’humain « pulsion sexuelle », notamment en psychanalyse. On peut désirer des gens d’un sexe exclusivement (hétérosexualité ou homosexualité) ou au contraire des deux sexes (bisexualité), indifféremment (pansexualité). L’asexualité est l’absence de désir pour toute personne sur une longue durée, voire toute la vie. Quoiqu’il en soit et quelle que soit la culture ou la période de la vie, le désir sexuel féminin est toujours davantage réprimé socialement que celui des hommes. Cet aspect fait partie intégrante du sexisme généré par le patriarcat.

Au cours de la vie, notre rapport à la sexualité évolue. C’est ce qu’on appelle le développement psychosexuel. Ce développement commence dès l’enfance, avec la sexualité infantile, se poursuit jusqu’à la puberté, qui se différencie ensuite de la sexualité adulte.

La sexualité infantile, puis pubère, se différencie principalement de la sexualité adulte par les points suivants :

– le fait que les régions corporelles sensibles ne sont pas forcément les régions génitales mais toutes les zones érogènes

– des buts différents (elle ne conduit pas à des relations génitales)

– sa tendance auto-érotique (narcissisme)

Il existe une sexualité prépubère (en rapport avec les changements du corps et les curiosités que cela suscite mais aussi avec la notion de plaisir corporel) qui précède une sexualité pubère (en relation avec les caractéristiques de puberté, le développement de la pilosité et des organes génitaux ainsi que la prise de conscience de la sexualité, l’attirance/rejet de l’autre). Vient enfin la sexualité adulte, liée aux capacités reproductives, l’apparition des règles ou des émissions de sperme, et à l’intellectualisation du désir/plaisir. Et c’est là que tout se joue. L’adulte est en capacité d’intellectualiser sa sexualité, et donc son désir et/ou son plaisir. Il ne s’agit plus de « pulsions » incontrôlables, au sens freudien du terme. Dans l’intellectualisation intervient le fantasme en terme de réalité psychique. Nous sommes conscient·es de nos désirs, en capacité de les associer à une ou plusieurs personnes, et de réaliser qu’un être humain est non seulement constitué d’un corps, mais également d’un soi, liés de manière indivisibles. C’est ce processus intellectuel qui, de fait, devrait faire disparaître l’objectivation. Nous savons pourtant qu’il n’en est rien, ou tout au moins si peu. Ce développement psychosexuel se déroule naturellement chez tout individu, mais les rôles sociaux induits par le patriarcat ne permettent pas ce déroulement de façon égalitaire chez les hommes ou chez les femmes. Cette inégalité de développement est parvenu au point de faire apparaître des termes nouveaux, comme celui de « sapiosexualité ». La sapiosexualité est définie par l’attirance d’une personne envers une autre prioritairement pour son intellect et sa personnalité. Cela signifie que les dit·es sapiosexuel·les considèrent autrui comme une personne entière, constituée de ce fameux soi en sus de son corps, qui ne peut néanmoins pas être ignoré puisque qu’il est la première chose visible lors d’une rencontre. Pour résumer, illes transcendent le côté orgasmique et animal pour sublimer l’autre et lui reconnaître sa valeur humaine. Cependant, grâce à l’intellectualisation de leur sexualité, illes ne divisent pas l’autre, ne le morcellent pas, ne le déshumanisent pas. En somme, c’est la définition d’une sexualité dite adulte.

De là à dire que la sapiosexualité ne serait qu’un néologisme créé pour désigner le dernier stade du développement sexuel humain, si celui-ci n’est pas entravé par les différentes injonctions et/ou oppressions sociétales, il n’y a qu’un pas, que nous tentons de franchir ici.

Le mot « sapiosexualité » trouve ses premières occurrences dans les mouvements Queer des années 1990. Il est apparu en 1998 dans la bouche d’un ingénieur américain, Darren Stalder, qui affirmait « sa recherche d’un esprit vif qui pourrait éveiller sa sexualité ». (Susan Talburt. Youth Sexualities: Public Feelings and Contemporary Cultural Politics, ABC-CLIO, 8 juin 2018). Il a gagné en popularité et le site de rencontres américain OkCupid en a fait un critère de sélection en novembre 2014. Même si ce terme est nouveau, la relation entre l’intelligence et l’esprit en tant que facteurs d’attraction interpersonnelle date en réalité de bien plus longue date, puisque l’idée est évoquée par Platon vers 380 av. J.-C. « L’amour est comme une échelle de gradation qui commence avec la beauté du corps pour ensuite s’approcher des idées et des gens qui bénéficient d’une intelligence privilégiée. » – Le Banquet. La sapiosexualité est d’ailleurs désormais un objet d’étude. En 2018, des chercheurs de l’Université de Western Australia ont tenté de déterminer un profil type chez les sapiosexuel·les. Après s’être intéressé·es à 383 étudiant·es âgé·es de 18 à 35 ans, illes ont évalué qu’environ 8% de la population mondiale pourrait être sapiosexuelle, dont « une majorité de femmes ».

Qu’en conclure ? Pourquoi un si faible pourcentage, et pourquoi une majorité de femmes ? En 2015, Jon Birger, journaliste financier et technologique, a mené des recherches sur une population d’américain·es hétérosexuel·les qu’il publie dans « Date·onomics : How dating became an unbalanced figures game ? ». Il conclut que la plupart des femmes n’acceptent pas d’avoir une relation avec une personne ayant un niveau d’éducation inférieur, tandis que les hommes semblent préférer les femmes avec moins de ressources intellectuelles. C’est aussi ce que conclut une enquête menée par les institutions universitaires Lutheran University et l’Université du Texas. Sur un large groupe d’étudiants interrogés, la majorité ont montré davantage d’attraction pour les femmes les plus vulnérables et les moins intelligentes.

Tout d’abord, il s’agit de ne pas confondre intelligence et érudition d’une part, et de ne pas cantonner l’intelligence à une capacité cognitive élevée d’autre part. En effet, pour de nombreux·ses chercheur·ses, la définition de l’intelligence va plus loin. Ainsi, l’auteur américain Daniel Goleman, a élargi le concept à de nombreux autres facteurs. En effet, si les personnes sapiosexuelles sont attirées par la connaissance académique ou la capacité à résoudre des problèmes complexes, elles sont tout aussi attirées par des individu·es matures émotionnellement, avec une grande capacité à interagir avec les autres, capables de montrer de l’empathie, de s’intégrer, bref les gens dotés d’une intelligence émotionnelle. Ensuite, on peut légitimement se poser la question du besoin linguistique ici, pour désigner quelque chose qui a somme toute toujours fait partie du psychisme humain, comme l’en atteste Platon. À moins de tomber dans l’essentialisme à tout crin, il paraît difficile de croire que seules quelques femmes et de rares hommes soient attiré·es par l’intellect avant le corps et délaissent l’objectivation. En revanche, les résultats de la Western Australia University, de Birger et des Lutheran and Texas University ne sont pas sans rappeler des injonctions patriarcales connues. Les femmes plus vulnérables et moins intelligentes permettront davantage aux hommes d’asseoir un ascendant sur elles, et les feront se sentir moins menacés, tandis que les femmes peuvent se permettre de monter leur niveau d’exigence car moins sujettes que les hommes aux injonctions de conquêtes multiples pour prouver une virilité factice. (Pour rappel, 61,4 % des hommes déclarent accorder une haute importance à l’activité sexuelle, contre 27,4 % des femmes, selon une étude le l’Université de Lille en Décembre 2017.) De plus, le virilisme, particulièrement en groupe, peut empêcher des hommes d’affirmer ou de revendiquer une attirance pour l’intellect, tant une telle attitude peut être stigmatisée par ses pairs pour manque de virilité. Il est en revanche beaucoup plus facile pour un homme d’être accepté et jugé positivement par ses pairs si celui-ci se conforme aux diktats du virilisme et objective le corps des femmes avant de se soucier de leur intellect. Le manque de maturité, par ailleurs, est beaucoup plus toléré chez les garçons que chez les filles, et ce, dès le plus jeune âge. (« Boys will be boys. ») Ainsi, il en va du développement psychosexuel comme des autres domaines de la psyché. C’est pourquoi un homme pourra atteindre l’âge « mûr » avec un stade de développement psychosexuel figé à l’adolescence sans que cela lui pose de soucis majeurs. Ce qui n’est pas le cas pour une fille, qui sera vite rappelée à l’ordre. Entendons-nous bien : c’est un constat, en aucun cas une excuse à tels comportements masculins.

Un fois ceci posé, en avoir conscience nous permet de jeter un regard différent sur les relations hétérosexuelles. En effet, au-delà du simple constat que le patriarcat imprègne chaque sphère de nos vies et système sociaux, nous prenons ici la mesure de son intrusion dans l’intime. Notre vie sexuelle, et ce que nous prenons parfois pour notre libre arbitre, n’est pas exempte d’enjeux politiques majeurs. Même notre cul est politique.

Conclusion :

Ainsi, nous avons toutes à gagner à adopter un comportement sororal au quotidien, pour lutter ensemble et non les unes contre les autres. La sororité est bien un puissant outil à notre portée contre le patriarcat et ses conséquences telles que le sexisme, la misogynie, l’objectivation du corps féminin, et les inégalités hommes/femmes inhérentes aux relations hétérosexuelles. Nul besoin d’être amies, car le concept de sororité va bien au-delà : nous parlons de sororie, de complicité féminine, d’un principe éthique entre nous nous permettant d’ériger une mentalité transformée, ainsi que d’un engagement social qui ne se limite pas à lever une pancarte de temps en temps à l’occasion d’une manifestation. La sororité est une révolution qui va de l’intérieur vers l’extérieur. D’abord, en prenant conscience de ce que chacune est, de ce que chacune mérite et de ce que chacune ne parvient pas à atteindre dans cette société qui, malheureusement, reste profondément marquée par le patriarcat. Ensuite, cette conscience doit s’imprégner dans chaque femme que nous rencontrons au quotidien ; nous devons la soutenir, la visualiser et remettre sur pieds la féminité détruite et piétinée dans le but de procéder ensemble à l’empuissantement.

Pour reprendre les mots d’Anne Sylvestre dans « Frangines » : « Si on se retrouvait frangines ; On n’aurait pas perdu son temps ; Unissant nos voix, j’imagine ; Qu’on en dirait vingt fois autant ; Et qu’on ferait changer les choses ; Et je suppose aussi les gens ; Allez! On ose ; Il est grand temps! »

Bibliographie :

https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0160289617301551

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